Abbie.
Il est heureux, ce con. Le soleil est levé depuis seulement dix minutes, qu’il sourit comme si le monde entier lui était dû, parce qu’il a huit ans, que l’herbe est humide de la pluie de la veille, qu’il a le coeur au bord des lèvres et une trace de baiser sur la joue. Il entend déjà le voisin qui doit rire, en ouvrant ses volets, de voir ce gosse dans son pyjama transformers, qui sautille partout et fait des pirouettes. Il est amoureux, ce con. Mais vraiment. Ça le bouffe de l’intérieur, ça lui brûle les entrailles et il s’imagine deux secondes qu’il va pouvoir s’envoler s’il saute assez haut; c’est pas faute des copains de tenter de le raisonner depuis deux jours, que c’est qu’un amour de vacances et que cette nana-là, elle va s’en aller. C’est pas de l’amour, qu’ils se moquent. Mais c’est quoi alors ? Il bombe le torse, tape un peu des poings contre sa poitrine et il s’arrête sur un arbre du terrain de son père, armé d’une pierre qu’il ramasse, après avoir vérifié qu’elle était assez tranchante. Un regard à droite, à gauche, derrière lui et il s’applique à graver ses initiales, entremêlées à ceux de sa dulcinée, dans l’écorce d’un tronc jeune, qui peut encore pousser et qui lui a rien demandé. C’est pas comme si Eddie avait l’habitude d’attendre l’avis des autres. Il sourit, mais se fige quand un cri résonne dans la propriété, un truc à vous glacer le sang, qui fait s’envoler les corbeaux, dont l’un ne peut s’empêcher de lui envoyer son aile dans la gueule, comme pour le réveiller. C’est foutu, son E ne ressemble plus à rien et il a envie de râler, mais le cri reprend, aiguë, strident et douloureux. Il se colle à son arbre, paniqué, parce que la dernière fois qu’il a entendu un hurlement pareil c’était dans la télé, quand bien même il aurait du être couché à cette heure-là, alors qu’une nana se faisait déchiqueter le bide par un alien qui voulait juste sortir de ses entrailles. Alors comme sa mère a elle aussi un ventre rond depuis plusieurs mois, Eddie peut pas s’empêcher de faire un transfert et il panique. « EDDIE! » Son père. Et le gamin de rester là, coller à son tronc, terrifié de se prendre la raclée de sa vie si on se rend compte qu’il est parti de la maison sans demander son reste, tout ça pour qu’une fillette lui colle un baiser sur la joue avant de partir de Blossom Hills. C’est l’âme en peine, mais pas le coeur brisé, qu’Eddie abandonne sa déclaration d’amour, perdu à jamais sur le corps d’un arbre qui finira sans doute taillé comme les autres, pour rejoindre au plus vite son paternel. Il a beau faire des tas de conneries, Eddie, il est toujours prêt à recevoir la raclée qui va de pair, mais cette fois, le paternel a pas l’air de l’attendre vraiment, occupé à éloigner les chèvres qui viennent voir ce qu’il se passe, affolées par le cri qui s’échappe des lèvres de sa mère, les mains sur le ventre qu’Eddie craint de voir exploser. Il a déjà eu du mal à supporter la fois où un copain s’est arraché une dent, qui bougeait, en plein milieu de la classe d’anglais, il est pas bien sûr de pouvoir tenir si un bras s’extirpe du nombril. La gerbe lui vient et il plaque sa main sur sa bouche, des relents de pudding qui lui arrachent une grimace. « Eddie, va vite à la maison et demande à mamie d’appeler une ambulance! Vite vite! Il aide son épouse à s’allonger à moitié dans l’herbe, la chemise de nuit visiblement tâché de ce que le gamin devine comme n’étant pas de la pluie. On parlera de ce que tu faisais dehors si tôt, après. » C’est qu’il perd pas le nord, Edward Senior Bradbury, jamais. C’est le type capable de vous faire le plus gros gâteau d’anniversaire, vous féliciter de gagner un an mais vous rappeler, au creux de l’oreille, que vous allez vous prendre la tarte de votre vie parce qu’il a découvert que vous lui aviez volé quelques munitions de sa carabine. Ce type est une boussole vivante, enfin c’est comme ça qu’Eddie a compris l’expression « pas perdre le Nord ». « Mamou! Faut appeler l’ambulance, y a un truc qui sort de maman. Tu crois qu’il va la bouffer ? » Il plaque ses mains sur ses lèvres, terrifié et la vieille pose une main sur son épaule, le téléphone contre l’oreille, patiente. « Ce truc, mon chéri, c’est ta soeur. » Parce qu’en plus c’est un alien femelle ? Merde, est-ce que ça signifie que lui aussi il est à moitié Ovni ?Ça pleure. Ça cri parfois, surtout quand ça se met pas à téter la tétine de son biberon. Parfois ça pue et le reste du temps ça dort. On l’a clairement blousé sur ce coup-là, en lui disant que devenir grand frère c’était le truc le plus incroyable, que c’est gagné en maturité, obtenir un camarade de jeu, un mini moi pour accomplir les tâches ingrates et tout le reste. Pour le moment, Eddie est pas certain que ça soit vrai, il a bien tenté de foutre les assiettes sales dans le berceau, dans l’espoir que la môme participe, mais tout ce qu’il a récolté c’est un juron de son père et de passer vingt minutes au coin, pour avoir fait une « bêtise ». Alors, fatalement, il trouve ça un peu dégueulasse que sa soeur se fasse jamais engueuler, alors qu’elle fout rien. Tout le monde est en extase, de la grand-mère qui lui trouve un air d’une arrière-grande-tante que personne a connu, à l’oncle qui l’imagine astrophysicienne - Eddie, il a juste retenu Astro, et comme c’est un garçon le Astro qu’il connait, il ose pas leur dire que ça marchera jamais. On applaudit parce qu’Abbie se tient assise plutôt correctement, on parle même d’avance sur son âge, mais personne félicite Eddie alors qu’il est capable d’enlever son slip sans avoir enlevé son short avant. Et plus elle grandit et moins il comprend pourquoi elle éveille autant d’émoi, simplement parce qu’il pige pas ce que ça veut dire, quand sa mère raconte qu’Abbie c’était le bébé de la chance, le dernier. Ça veut juste dire qu’aucun autre alien n’ira la féconder, ça devrait être rassurant. Au final, ça signifie juste qu’y aura jamais que lui et elle, cette petite soeur étrangère qui le suit partout quand elle apprend à marcher et tente de manger ses lacets. C’est un peu comme un petit chien et ça, les animaux, Eddie il connaît, alors il se met à élever sa soeur comme on éduque un chiot; il lui apprend à s’asseoir, à donner la patte, à se gratter l’oreille avec le pied - parce qu’elle a encore la souplesse des nourrissons tout mou -, à aboyer même. Et, une fois encore, on gueule sur Eddie parce que les premiers mots que sa soeur balancent n’en sont pas vraiment, c’est juste une succession de cris canins, très représentatifs. Alors il finit au coin, constamment. Et ça grandit encore. Et ça parle et là, ça devient irritant, parce qu’Abbie elle est curieuse, trop, qu’elle demande toujours pourquoi et que parce que n’est pas une réponse constructive. Il la pousse, elle tombe, il finit dans sa chambre, puni. Elle le suit, il l’ignore, elle se blesse parce qu’il la surveille pas et il finit dans sa chambre, puni. Elle dort sur un coussin, par terre dans la chambre de son frère, les nuits d’orage, une gamelle d’eau près d’elle et, quand les parents le découvrent, il finit au coin, puni. « C’est pas vrai ! C’est que des mensonges! » Et en plus c’est une actrice, avec une propension à rendre tout théâtral, absolument merveilleuse. « Si, j’te dis. On t’a même pas trouvé dans une rose toi, on t’a récupéré au milieu des chèvres. T’as qu’à demander à papa. t’étais pleine de poil, c’est que quand ils t’ont ramené à la maison que t’as tout perdu. Ils appellent ça la mue. » Et le mot sonne savant, alors Abbie elle hésite, il a peut être raison le con, parce qu’il peut pas avoir inventé un truc pareil. Et c’est comme ça sans arrêt, tout le temps et chaque fois, c’est pareil, Eddie finit privé de quelque chose pour avoir fait pleurer Abbie. C’est sûr qu’on l’a clairement floué sur ce coup-là. « Tu serais franchement moins chiante, si t’étais un garçon. » Et ça, Abbie elle le prend mal, très mal, tellement qu’elle arrête de porter des jupes pendant six ans et qu’elle n’accepte que la coupe garçonne quand sa mère la traine chez le coiffeur, dépitée que sa princesse se la joue cowboy. Alors Eddie lui apprend à cracher, à faire pipi debout et à réciter l’alphabet en rôtant. Jusqu’à ce que la puberté la frappe et qu’il soit forcé de se faire une raison; c’est une chineuse et lui un con.
De l'art de foirer avec talent.
Il sait pas trop pourquoi ni à quel moment il a décidé que son père serait l’ennemi numéro un, parce que c’est venu progressivement, si ça n’a pas été quelque part dès l’origine. Eddie fait qu’émettre des hypothèses, mais il peut certifier que les choses ont réellement pris cette tournure, le jour où il a sauté une classe, parce qu’il avait des facilités, qu’il s’ennuyait dans l’ancienne et que le niveau était pas assez élevé pour lui. Ça a foiré, concrètement, à partir de ce moment-là, quand on s’est mis à parler de QI, de tests et qu’on a commencé à programmer son avenir sans lui demander son avis. Qui peut le juger ? Qui peut le regarder dans les yeux et dire qu’à sa place, il aurait pas fait la même chose. Personne, ou alors seulement quelqu’un qui a vécu ça, la peur qui vous prend aux tripes en réalisant que vous êtes peut être pas comme tout le monde, qu’y a fatalement un truc qui cloche. Eddie il était qu’un adolescent, pareil que ses voisins, avec des casseroles le suivant bruyamment et le besoin pathologique de s’insurger pour rien. Il a fallu que ça tombe pendant la période où il subissait le cataclysme ravageur des hormones extatiques, envahissantes, du corps qui change et du regard qui voit plus la même chose. Eddie, ce jour-là, du haut de ses dix-sept ans, il a vu le monde différemment et il a pas aimé ce qu’il a remarqué, ce qu’il a compris, alors il a décidé de reprendre sa vie en main, de plus la laisser entre celles de papa et maman, tant pis si Abbie perdait, du même coup, cet aîné à utiliser comme exemple. Il est devenu celui à ne pas suivre, celui qui l’oblige à faire le contraire et alors qu’Eddie s’est mis à foutre en l’air ses études, Abbie s’est mise à briller. « Comment ça t’abandonne les études ?! » Il a pas dit un mot dans la voiture, en récupérant son abruti de fils au commissariat du coin, parce qu’il se connait, s’il l’avait ramené, il aurait fatalement fini par lui coller deux baffes dans la gueule. Ça tourne pas rond chez le gamin, il a jamais été très net mais cette fois il a battu des records; on est plus dans l’innocente tentative de transformer son lézard en godzilla en le foutant dans le four, ni à faire un élevage d’araignée dans l’espoir de se faire mordre par l’une d’elle et devenir le prochain spiderman. C’est plus que ça cette fois; on parle d’état d’ébriété sur la voie publique, d’outrage à agent, d’attentat à la pudeur - l’idée c’était d’imiter tarzan, en se foutant en slip et se balançant au bout d’un cordage électrique. On se demande encore comment il a pas fini électrocuté l’abruti, à moins que la binouze qui a remplacé son sang soit pas conductrice. Il est plein de surprises Eddie, on peut pas lui retirer ça. « J’ai dis que j’abandonnais ? Je voulais dire.. Je me suis fait virer de l’université. » Et alors là, c’est la débandade. Son père se met à beugler comme un porc qu’on égorge, agite les bras et Eddie, encore un peu bourré, se dit qu’il ferait un bon moulin. Sa mère se laisse tomber sur une chaise et dans son regard, Eddie comprend qu’elle dit adieu à un avenir prestigieux pour son fils. Puis Abbie.. Elle se cache derrière la porte de la cuisine, à l’écoute pour pouvoir se servir de tout ça à son avantage; comme quoi, il l’a bien élevé cette gamine. « T’façon c’tait pas pour moi. Soyons honnêtes deux secondes, j’ai pas l’allure d’un type qui va finir ses jours derrière un bureau. Puis de nos jours, la vie s’apprend pas sur un banc, derrière un pupitre. Je vous fais une fière chandelle les mecs, vous pourrez garder vos sous pour Abbie, ou pour vous offrir un voyage d’anniversaire de mariage aux Bahamas, ou à la sortie de Blossom.. C’moins loin mais peut être plus dans vos frais.. » Et il la voit pas venir celle-là. Il se serait attendu à ce que ça vienne de son père, mais c’est finalement la main de sa mère qui claque sa joue, sèchement et ça lui coupe la chique. C’est bien une première ça. Eddie silencieux. Eddie qui sourit pas avec arrogance. Eddie qui se tient pas droit, qui courbe un peu l’échine et se frotte la joue. « T’façon hé.. J’ai dix-huit ans dans deux mois.. alors. » C’est franchement le pire argument qu’il ait balancé un jour, mais pour ce que ça l’intéresse. Il tourne les talons, envoie un clin d’oeil à Abbie et s’enferme dans son antre, pour envoyer à un pote du coin qu’il veut bien venir lui filer un coup de main au garage, moyennant une paie pas trop minable. Eddie, il a toujours des plans, même s’il prémédite jamais rien.
La peste et le taulard.
« T’es vraiment un gros con! » Il arrive même pas à savoir ce qu’il a fait pour mériter ça, l’insulte et le verre qui s’y joint pour l’éclabousser et en public en plus. Les copains éclatent de rire autour de la table et les filles l’applaudissent, il croit même saisir qu’on le traite de misogyne ou quelque chose dans le genre et il s’essuie tranquillement le visage avec la serviette que lui tend le mec assit à côté de lui. « Pourquoi ? Parce que j’ose clairement te dire ce que tout le monde essaie de faire passer avec de la pommade ? Tu connais la théorie du pansement ? Elle grince des dents et ça le fait sourire. Les filles, quand elles s’énervent pour rien et font des esclandres pour le plaisir d’en faire, c’est franchement beau à regarder. Et Eddie il se retient jamais d’observer, tant pis si ça met mal à l’aise. Tu perds ton temps pour un type qui te calcule pas. Il te prend comme il a envie simplement parce qu’il sait que bobonne est trop fatiguée quand il rentre le soir, pour faire tout ce que t’accepte de lui faire. Me regarde pas comme ça, je sais de quoi je parle, je suis un mec. Les copains autour soufflent un peu, lui donne raison sans trop oser se mouiller; c’est qu’y a des couples parmi eux et que la moitié est là, alors s’agirait de pas trop s’engueuler en rentrant. Alors c’est facile de gueuler au misogyne, au machiste et à l’escroc.. Mais sérieusement, si t’accepte de te rabaisser à ce point, c’est que t’as vraiment une très basse estime de toi-même et je te plains. Mais si les autres compatissent, t’attends pas à ce que moi, j’t’écoute en fermant ma gueule, parce que t’es ridicule. Tout ça c’est des conneries. T’as accepté ce petit jeu, juste parce que t’avais la flemme de chercher autre chose. » Il ignore comment ils en sont arrivés à se confier leurs petits problèmes, ni pourquoi il a sentit le besoin d’aller la faire chier avec son avis à deux balles qu’elle lui a pas demandé, surtout à lui, le mec sans job fixe, qui se met des mines tous les soirs et arrive à peine à retrouver le chemin de son appartement trop petit qu’il partage avec un autre taré dans son genre. Tout ce qu’il se dit c’est qu’il lui a cloué le bec une bonne fois pour toute et qu’il s’attend certainement pas à ce qu’elle vienne frapper à sa porte, quelques heures et verres plus tard, une fois la fête finie. « Je cherchais mieux, mais à défaut de trouver ça, c’est tombé sur toi. » Elle lui laisse pas en placer une, l’attrape par le col et claque la porte dans son dos, en se foutant bien de savoir si le colocataire est là, s’il dort ou pas et sans prendre la peine d’entraîner Eddie dans sa chambre, le canapé est plus près, ça lui laisse sans doute le moins le temps de réfléchir à ce qu’elle fait. Ils sont pas vraiment assortis, c’est une emmerdeuse et il se prive pas de le lui dire et elle le trouve vraiment nul, mais ils réitèrent une fois, deux fois, vingt fois et finissent même pas se présenter à leur groupe d’amis en tant que couple.. Plus ou moins. Parce qu’Eddie lui laisse le loisir de faire ce qu’elle veut et qu’il s’empêche pas d’aller poser les yeux sur d’autres formes que les siennes et bizarrement, ça fonctionne plutôt pas mal et ce qui commence comme une relation tordue pas franchement stable se transforme en une espèce de relation de couple plus ou moins cohérente. Il va pas jusqu’à la présenter clairement à sa famille, même si Abbie la rencontre plusieurs fois à force de venir se perdre chez son frère, quand elle s’ennuie après les cours, mais c’est le truc le plus stable qu’il connaisse pour l’heure et avant qu’il puisse dire ouf, il se voit affublé de ce titre qui l’a longtemps fait marrer chez les autres: petit-ami.Ça l’empêche pas de le jeter comme un malpropre quand il se fait arrêter par la police, pour être entré illégalement sur un terrain privé et l’avoir quelque peu saccagé. On doit y construire un centre commercial sur ce bout de terre, ou quelque chose dans le genre, alors quand les gens entendent parler d’un mouvement écolo qui a tenté de stopper les travaux et que c’est Eddie qui se fait choper, ça surprend. Surtout ceux qui le connaisse très bien. Parce que chez les Bradburry, l’écolo timbrée c’est Abbie, pas lui surtout quand on le voit jeter ses papiers de bonbons par terre sans se préoccuper qu’un rat des champs s’étouffe avec. « T’as vraiment des idées à la con. » Il hausse les épaules, perplexe parce qu’il sait pas si ça veut dire qu’elle le laisse tomber ou autre chose. Et à son jugement il a pas vraiment le choix; parce que c’est pas sa première incartade ni sa première arrestation, il doit faire deux ans derrière les barreaux, surtout parce que le type a plus ou moins tenu à ce qu’on trouve le petit con venu bousiller ses appareils sur le terrain. Au final, Eddie n’en fait qu’un, juste le temps de se laisser pousser la barbe pour se donner un air baroudeur et de tester l’expérience du tatouage à la sauvage, sans parler de bouffer des flageolets dégueulasses qui finissent par servir de missiles. Et un an ça passe vite, quand on a rien d’autre à faire que lire ou fixer le plafond. C’est donc la bouche en coeur qu’il sort de là, en se disant qu’il a eu chaud aux fesses, en croyant que sa dette est payée, mais il est un peu con Eddie et il a rien compris au système. « Ça veut pas dire pour autant que c’est fini, bonhomme. Le temps qu’il te reste, tu vas l’utiliser pour le bien de la communauté. » Ça le fait gentiment rire, mais il se tait quand elle vient le récupérer à la sortie, parce qu’il a pas su qui appeler d’autre que sa nana, ou son ex parce qu’il est paumé, qui lui retombe un peu dans les bras. Le look prisonnier c’est le nouveau sexy, il a pas cru le type qui le lui a dis à son dernier jour.. Il a clairement eu tort. Tout comme il s’est clairement foutu le doigt dans l’oeil en croyant ses problèmes résolus quand il se présente chez son contrôleur, le lendemain, son bracelet à la cheville et une combinaison orange qu’on lui dépose dans les bras. « Tu vas devoir nettoyer la ville. Tu suis les règles, tu joues pas au plus con, parce qu’y aura toujours meilleur que toi. Puis j’ai eu une petite idée pour te requinquer un peu. Trois jours par semaine, week-end inclu dans ces trois jours, tu vas aller prêter main forte à cette adresse. On contrôlera que tu t’y rendes. » Il croit encore que la vie est facile, qu’il a une chance de cocu, que ça sera simple et efficace. Eddie il veut bien faire ce qu’on lui dit, payer sa dette, même si techniquement c’est pas la sienne. « Eddie.. » Elle est de l’autre côté du barbelé, qu’elle essaie d’enjamber alors il se précipite vers elle pour l’obliger à rester de son côté. « Qu’est-ce que tu fous-là Abe ? J’t’ai dis qu’on en parlait plus, alors on en parle plus. Rentre à la maison, avant que le vieux nous chie encore trois rondins. » Sa soeur a jamais vraiment compris ses expressions sortis de nulle part et si ça la faisait marrer avant, là elle a pas trop envie d’en rire, mais elle obéit la gamine de dix-neuf ans et il soupire.
Dorothea.
Trois jours par semaine dont les week-ends. C’est ce qu’on lui a proposé, en échange de la combinaison orange tous les jours de la semaine et Eddie il a pas réfléchi, il a dis oui, d’accord. Il a signé en levant les bras en signe de victoire, croyant avoir une chance de plus trop traîner dehors, à se faire chier comme un rat mort en ramassant des papiers sur le trottoir, quand c’est pas les copains qui viennent se foutre de sa gueule en s’asseyant sur un banc pour le regarder transpirer. Dommage, parce qu’il a longtemps espéré pouvoir payer ses dettes à la ville en litre de sueurs, mais c’est pas comme ça que ça marche qu’on lui a rétorqué. La première rencontre s’est pas passée trop mal, si ce n’est que la fille de la vieille l’a un peu envoyé sur les roses, en le voyant débarquer avec sa gueule de travers, sa combi orange portée en pantalon et ses tatouages un peu trop voyant. L’infirmier présent a même pas tenté de jouer le tampon, il s’est contenté de dire à Eddie de la boucler et de surveiller la vieille pendant qu’il remplissait des papiers avec Mademoiselle Cavendish. Le deuxième jour il s’est pris des baffes, si bien qu’il a fini par enfermer Dorothea Cavendish dans la penderie, pour qu’elle lui foute la paix pendant deux minutes, avant de culpabiliser un peu parce que l’interrupteur était à l’intérieur et qu’elle avait pas l’air de le trouver. Mais le troisième jours.. « Maintenant, on se calme. La purée va pas se manger toute seule et j’vais certainement pas la finir à votre place. La bouffe aromatisée aux pilules, merci mais non merci. » Il a l’air franchement intelligent avec son tablier à fleurs et sa cuillère en bois à la main, le regard vissé sur Dorothea assise à table. On lui a dis qu’un jour sur deux ça serait pas un bon jour, la veille c’était l’apocalypse, alors aujourd’hui il se dit que ça devrait être facile. Easy peasy. Et ça ressemble à un de ces bons jours, jusqu’à ce qu’en fermant les yeux, il se reçoive un truc non-identifié su le visage. De la purée. Il hésite à réagir, mais elle lui renvoie une boulette pâteuse à la tronche, qui vient éclabousser le mur derrière. « Stop. » « Chut chut chut. » Et il se prend une nouvelle poignée avant de s’avancer vers elle, de foutre les doigts dans la gamelle et de lui écraser doucement sa main sur la tronche, lui tartinant la peau d’un peu de carotte. Ça la laisse coi, les yeux ronds et la bouche entrouverte. « Quoi y a que les gens avec une case en moins qui peuvent faire les cons ? Tu parles à un maître dans l’art de faire de la merde! » Et elle se lève et Eddie il est plus trop sûr d’avoir le courage de faire l’idiot, mais au lieu de lui envoyer une nouvelle fois sa purée au visage, elle vise le mur et le défi d’un oeil mauvais. « Tu sais quoi ? T’as raison. Ils sont laids ces murs, j’aime pas non plus la couleur, on va les retapisser. Je pensais plutôt à du taupe, mais carotte ça va bien non? » Et tout en parlant il récupère l’assiette creuse, se place devant le mur déjà taché et récupère des petites poignées de purée pour en jeter sur la tapisserie dégueulasse. C’est là qu’il l’entend. Ce rire. Un truc profond, qui vient de loin, des tripes et il ose pas la regarder, la Dorothea, de peur que ça lui coupe son hilarité. A cet instant, il arrive à comprendre qu’un type, un jour, ait pu l’aimer assez pour lui faire pondre une ribambelle de gamins. « Tiens, amuse toi. » Et elle attrape l’assiette pour jeter la bouffe, y a même les chaises qui en prennent un peu plein la gueule, puis la porte s’ouvre et Eddie fait face à la grande blonde qui le regarde de travers, chaque fois qu’elle vient. Et à sa tronche, il comprend bien que soit il a réussi un exploit, parce que Dorothea continue de rire et lui tire même la manche pour qu’il participe, soit il vient de se faire une ennemie. Concrètement il s’en fout un peu, c’est pas comme s’il se prépare à la revoir constamment, mais le déclic se fait doucement; si c’est elle qui doit donner son avis à son contrôleur, faudrait qu’il se calme un peu, l’ennui c’est qu’y a que quand il fait l’idiot, que la vieille accepte de pas trop le brusquer. Alors il compte les jours et les mois, parce qu’il est clair pour lui que quand son temps sera fini, il reviendra pas dans cette maison de fou.