Inconfortable, je me dandinais un instant sur la chaise pour trouver une meilleure position. Il me regarda, longuement, sans faire aucun commentaire. Retenant un soupir, je me décidais enfin à parler. « Je ne vous ais jamais raconté l’histoire de ma fameuse soirée avec Declan. Pourtant, il y aurait des choses à en dire. » avouais-je avec un sourire nostalgique. La dite soirée datait d’il y a deux ans et demi. J’avais déjà bien bu lorsque Dec’ avait proposé que l’on se rende sur le toit de son immeuble. Rendue encore plus téméraire par la boisson, je m’étais immédiatement levée en dépit des protestations de mes amis. Rapidement, ignorant la mise en garde des plus sobres d’entre nous, nous nous étions échappés et avions escaladé l’échelle de secours histoire d’arriver à rejoindre le toit. Je perdis un escarpin dans le processus, manquant d’éborgner Declan qui grimpait à ma suite. Bien sûr, l’abrutit ne se rendit compte de presque rien, tout occupé à me mater le derrière qu’il était. Pour ma part, j’avais eu un moment de panique en sentant la chaussure glisser de mon pied. Je m’étais alors retournée aussitôt… et j’avais capté cet imbécile en train de me reluquer. J’aurais pu lui lancer une réplique comme j’en avais l’habitude, mais je m’étais abstenue.
Après tout, il y avait bien des raisons au fait que j’aie décidé de passer la première. Une fois notre destination atteinte, je m’étais laissé tomber, ou plutôt je m’étais totalement ramassée. Riant de la maladresse causée par la boisson, il m’avait fallu un moment pour m’installer correctement. Et beaucoup d’imagination le jour suivant pour trouver une explication à donner à mes parents. Mon interlocuteur me coupa dans mes souvenirs en toussant.
Perdant mon sourire en constatant son air grave, je croisais les bras, soupirant de façon exagérée. « Chaque fois que vous sentez que je suis proche d’un point important, vous vous enfermez dans une posture de défense. » constata-t-il parfaitement calme. Levant les yeux au ciel et m’obligeant à ne plus croiser les bras, je préférais l’attaque en guise de réponse « Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Chaque fois vous me demandez de parler sans rien préciser ! » rétorquais-je agacée. Après une pause qui me sembla infini, le psychologue que mes parents me forçaient à consulter posa son stylo sur son calepin juste devant lui, et se pencha légèrement vers moi. « Mademoiselle Duncan, vous évoquez chaque fois des souvenirs important pour vous. Vous parlez de soirée. Mais jamais vous n’évoquez des détails. Vous plantez un décor vide, et vous vous contentez de penser à des souvenirs heureux. » expliqua-t-il.
Piquée au vif, j’ouvrais la bouche sans vraiment pensée, sous le coup de ma spontanéité « C’est des détails de mes soirées que vous voulez. Je vais vous en donner. Prenons celle avec Declan par exemple, je me suis ramassée en arrivant sur le toit, on était tellement bourrés que je me suis endormie pendant que je l’embrassais ! » balançais-je fière de moi en le regardant avec défi. « Et chaque fois que je dis quelque chose qui vous contrarie, vous me balancez quelque chose de plus ou moins sexuel en retour. Je ne suis pas Freudien de formation, ce genre d’information n’est pas capitale pour que je puisse vous venir en aide. Et vous le savez. » répondit-il toujours aussi calme.
Hors de moi, sans savoir totalement pourquoi, je me levais de mon siège et entreprenais de tourner en rond dans son bureau. « Comment est-ce que vous faites ? Pour rester aussi calme, pour ne jamais vous agacer de ce que je peux raconter ? Comment vous faites pour rester sain d’esprit alors que les gens viennent vous raconter les horreurs qu’ils ont vécues ? » l’interrogeais-je vraiment curieuse de savoir comment et pourquoi il ne devenait pas aussi fou que ses patients, pas aussi perturbé que moi. « Je suis suivi, moi aussi. » me répondit-il simplement. Excédée par le fait que tout le monde pense que la solution réside à consulter, je prenais mes affaires, jetais le chèque sur son bureau et m’en allait. Je n’y remettrais plus jamais les pieds. Jamais.
Deux semaines plus tard, après avoir juré à qui voulait l’entendre que je ne retournerais jamais chez un professionnel don la dénomination débutait par « psy », je me retrouvais dans ce même bureau. Cernée, épuisée, je gardais les jambes croisées tout en m’efforçant de poser mes mains sur le bureau. « Vous avez des terreurs nocturnes. » diagnostiqua-t-il rien qu’en me voyant. « Internet est d’accord avec vous. » avais-je rétorqué dès lors, et depuis, je ne savais pas quoi dire, quoi faire, comment commencer. Cela ne pouvait plus durer.
Le temps passant, je dormais de moins en moins, me sentais de plus en plus paranoïaque. Et ce, même la journée lorsque j’étais non-accompagnée pour aller d’un point A à un point B. « C’était après une soirée bien arrosée… » commençais-je la gorge nouée alors que le thérapeute commençait à prendre des notes. Au fur et à mesure que je contais l’histoire, j’avais l’impression de revivre les évènements. Tout semblait encore si réel. « Je me souviens avoir longuement hésité avant de partir. Quelle robe porter. La rouge, ou la bleue. Peut-être que la couleur a eu un rôle qui sait ? » m’interrogeais-je plus que je lui posais la question. Énormément d’éléments m’interrogeaient à propos de cette nuit-là. Beaucoup trop pour que je puisse avoir l’esprit tranquille, d’après mes parents. « On était dans un club. Un de ceux que je fréquente depuis des années maintenant. Vous savez, ces endroits où on se sent tellement chez soi que l’on ne prête plus particulièrement attention aux petits détails. J’avais commandé un nouveau cocktail. Donc quand j’ai senti que le goût était un peu amer, je n’ai pas particulièrement prêté attention. Mettant ça sur le compte d’un ingrédient que je n’avais pas dû retenir dans la liste. Les listes sont si longues dans les menus des cocktails parfois. » ajoutais-je en hochant la tête avant de m’apercevoir que je commençais à digresser. Je me taisais un instant, sentant le regard du thérapeute sur moi, attentif, calme, à l’écoute.
Puis, une inspiration plus tard, je repris « Bref, en dépit du goût, j’avais sifflé le cocktail. On m’en avait offert deux autres dans la foulée. Il y avait tellement de monde que je n’avais même pas pu voir qui m’avait offert les verres, alors j’avais chargé le barman de remercier la personne. J’ai suivi mes amis qui allaient toujours fumer leur cigarette après avoir bu un verre, et je me souviens avoir senti le monde tourné dès lors que je suis arrivée à l’extérieur. » rien que me souvenir de cette sensation me donna la nausée. J’avais eu l’impression d’être tombée malade en un instant. Alors que j’avais quelques jours plutôt bu beaucoup plus sans le moindre malaise associé. Une fois de plus, je n’avais pas prêté attention à tout cela. Bien trop enlisée dans ma zone de confort. « Les filles sont rentrée, et on m’a interpellée. Certaines voulaient rester, mais je leur ai dit que c’était pas la peine. Je me sentais en sécurité. Je n’avais besoin de personne pour recadrer un mec un peu trop entreprenant, et j’étais dans un lieu que je connaissais. » expliquais-je sentant mes mains trembler légèrement. « Mais le monde a commencé à tourner plus encore. Et lorsque le mec m’a serrée contre lui, j’ai compris que quelque chose clochait. Mais je n’avais pas assez de force pour le repousser correctement, trop engourdie par la drogue. Il m’entraina un peu plus loin et… » je me stoppais incapable de décrire la scène que je revivais chaque nuit pourtant. Elle demeurait réelle, bien trop réelle pour que je puisse avancer.
Mon inconscient était bloqué sur cet instant de ma vie, et ruinait mon présent depuis plusieurs semaines. M’empêchant tout simplement d’être, allant jusqu’à m’écraser parfois, ou du moins m’en donner la sensation. « Mes amies sont ressorties parce qu’ils passaient ma chanson préférée. En entendant leurs voix, j’ai crié à l’aide. Il m’a frappé à plusieurs reprises pour que je me taise, et tenté de me mettre la main sur la bouche. Je l’ai mordu jusqu’au sang. Alors, en entendant du monde arrivé, il m’a promis de me retrouver et de ne pas me laisser m’en sortir cette fois. » terminais-je dans un souffle. Le psy attendit quelques minutes, peut-être histoire de voir si j’allais ajouter quelque chose, si j’allais totalement me déliter et me mettre à pleurer. Il ignorait que je n’étais pas comme ça, sans doute. Il ne savait de moi que ce que mes parents avaient bien voulu lui raconter, et toutes les bêtises que j’avais pu lui dire avant aujourd’hui.
En somme, il me cernait sans doute un peu, mais ne savait pas que je ne pleurais pas. Je n’avais jamais été du genre à être une victime. M’apitoyer, paraitre vulnérable, je détestais ça. D’ailleurs, avant cette soirée, jamais je ne m’étais vraiment sentie faible ou vulnérable. Ayant toujours eu le courage de porter mes idées, je râlais depuis toute jeune à chaque fois que cela me paraissait nécessaire. Bien sûr, j’avais appris à vivre avec les désavantages entrainés par mon caractère. Pas tout le monde ne m’aimait, pas tout le monde ne me comprenait. Pour bien des gens, j’étais la fille qui se rebellait contre tout sans raison valable. Ce n’était pas vrai, j’avais mes valeurs depuis toute petite. Et bien que mes parents soient fondamentalement différent de la personne que j’avais fini par devenir, je respectais ce qu’ils m’avaient inculqué. A savoir, ne jamais laisser une injustice être commise sans faire mon possible pour l’arrêter, et aider les autres. Néanmoins, rien de tout cela ne m’avait aidé ce soir-là. Longtemps je m’étais blâmée, parce que je sortais beaucoup, beaucoup trop parfois. Histoire de profiter, de rencontrer des mecs et de m’amuser encore et toujours. Je m’en étais rendue coupable au début. Avant de décidé que ce n’était que la faute de ce psychopathe qui hantait mes nuits.
Bref. Après un temps qui me parut infiniment long, je thérapeute pris la parole en s’apercevant que j’avais repris mon calme. Physiquement du moins. « Ce qui vous est arrivé est terrible. Mais vous avez réussi à en parler aujourd’hui, les choses vont aller en s’améliorant. » avait-il dit avec son calme habituel. Je ne l’avais pas cru, et j’avais bien eu raison. Au fil des semaines, m’efforçant de suivre ses conseils, de parler de tout ce que je pouvais ressentir, rien ne changeait. Je ne dormais pas plus, je n’allais pas mieux, je ne pouvais plus aller en cours sans avoir peur d’être retrouvée par mon agresseur, je ne pouvais pas envisager de sortir à l’extérieur de chez moi une fois la nuit tombée. Je ne me sentais pas mieux en dépit de mes efforts, et cela commençait à me rendre folle.
« Dans le village où je suis née, ce genre de choses ne serait jamais arrivé. » avais-je déclaré lors d’un rendez-vous quelques temps plus tard. Repensant aux champs, aux prés, et au cerisier, la vérité s’imposa immédiatement à moi. Blossom Hills, le seul endroit où je pouvais encore me sentir invulnérable. Tout le monde connaissait tout le monde là-bas. Rien de fondamentalement grave n’arrivait jamais. Il y avait eu un vol lors d’une fête des souvenirs une année, et cela avait été l’évènement marquant de la décennie. C’était un endroit où l’on pouvait dormir sur ses deux oreilles. C’était chez moi au fond, et c’était peut-être ça le remède, et pas étaler ma vie chez le psy.
Réalisant cela, j’avais rapidement pris ma décision après en avoir parlé à mes parents. Nous avions quitté le village depuis plusieurs années. Mon père avait été muté, et nous avions suivis avec ma mère. Bien sûr, ça avait été pratique pour les études, et tout le côté fun de la ville. Toutefois, aujourd’hui, j’avais besoin de la sécurité d’un petit endroit pour tenter d’exister de nouveau. Du moins, j’en étais persuadée. Afin de m’aider, mes parents avaient appelé de très bons amis à eux, à nous. Les Evans. Nous les avions côtoyés durant des années. Et mes géniteurs organisaient toujours des repas en leur compagnie. Ils acceptèrent sans hésitation que je m’installe chez eux le temps de trouver quelque chose pour moi. Enfin, je savais bien que mes parents se sentaient mieux de me savoir chez leurs amis plutôt que seule. Et je décidais de ne pas me presser.
J’avais demandé à ma mère de ne pas leur parler de mon agression, et elle s’était décomposée. Mon père avait déjà lâché le morceau. J’avais soupiré, je ne voulais pas qu’ils en parlent à leur fils, Jaeson. Nous avions grandi et expérimenté un tas de choses ensemble. Comme pour nos parents, nous étions restés en contact. Du moins, jusqu’à ce que Jae parte à l’aventure sur un autre continent. Je ne souhaitais pas qu’il ait de mes nouvelles à propos d’un truc si négatif après tant de temps. Mais, j’avais appris que les choses se passaient rarement comme on le voulait…
Quelques jours plus tard, une fois des dispositions pour ma scolarité prise, je me retrouvais en voiture. Le chemin fut plus court que ce que je pensais, et cela me ravit. Arrivant dans ma ville natale, je ne pus m’empêcher de sourire. L’air était bien plus pur qu’en ville. Sortant ma valise du coffre, je savais que les choses ne pourraient qu’aller mieux ici. Après tout, qui irait suivre une proie potentielle dans un village où le nombre de fermier et d’agriculteur représente la majorité de la population ?
Personne ici ne tenterait de vous violer, ne déchirerait votre robe préférée, ne vous regarderait avec l’intention de vous détruire totalement. Personne ici ne pourrait être aussi mauvais, ne pourrait vous fêler les côtes, vous envoyer à l’hôpital pour les plus longues heures de votre vie. Personne ne pourrait faire de vous l’ombre de vous-mêmes, une ombre si ténue que vous ne la reconnaitriez pas.