Hannah Sophie Lindley Ϟ La vérité n'est pas toujours celle qu'on croit

Le son des cloches résonne encore et encore dans ma mémoire, imposant un nouveau tempo dans ce silence funeste. Les respirations se font difficiles, les souffles s'entrechoquent et les larmes coulent sans interruption. Il m'a conçu, il m'a vu naître. Il m'a appris à marcher, il m'a appris à parler. Il s'émerveillait de mes premiers pas d'artiste au moment de la maternelle : les premiers dessins, de vraies œuvres d'art, les premières compositions de collier de nouille au galet peint. Il était là pour mes spectacles de fin d'année à l'école, les cours de danse. Là pour me serrer contre lui quand les grands chagrins de l'enfance me laissait interdite, c'était aussi le premier à me faire sourire.
Ce soir-là, comme tous les autres soirs, je l'avais attendu. J'avais toujours voulu être la première qu'il embrassait, être le petit rayon de soleil qui semblait illuminer son visage dès qu'il passait le pas de la porte. Pourtant, je n'avais pas entendu la voiture s'engager dans l'allée attenante à la maison, ni le bruit de la portière si caractéristique se refermant dans la rue. Il y avait eu les lumières, bleu et rouge, éclairant le hall d'entrée, quelqu'un avait sonné et ma mère s'était avancée tremblante. A peine avait-elle ouvert la porte qu'elle s'était effondrée contre le mur, cherchant à hurler sans que le son n'arrive à passer la barrière de ses lèvres. Mon père nous avait quitté, un banale accident de voiture, il était mort sur le coup, il n'avait pas souffert nous racontaient les forces de l'ordre. J'avais sept ans. Il fallait apprendre à vivre sans lui.



Blossom Hills. Il n'y avait pas grand chose à dire sur cette petite ville à mon avis. Une association de petits vieux se rassemblant chaque semaine pour jouer aux cartes, des générations se succédant au même endroit sans aucune perspective de voir l'ailleurs. Et tout ce petit monde évoluait autour d'un cerisier que tout semblait chérir et qui était planté en plein milieu de la ville depuis des dizaines d'années à n'en pas douter. J'étais arrivée ici pour la première fois à l'âge de douze ans. J'avais toujours grandis dans l'indifférence que permettait les grandes villes, où personne ne s'intéressait à personne, chacun marchant aux côtés des uns et des autres sans jamais s'accorder une parole ni même un regard. Je me plaisais à ne pas être le centre du monde, une petite vie tranquille sous le seul regard de ma mère. Excellente élève à l'école, danseuse hors pair mais enfant timide et renfermée, toujours dans sa bulle. J'avoue que j'avais très mal vécue la disparition de mon père. Ma mère se refusait à me parler de lui, et petit à petit elle avait fini par faire comme s'il n'avait jamais existé. Il avait fallu se créer de nouveaux souvenirs, les photos de nous trois qui peuplaient la maison avaient été remplacées par des moments à deux. Je ne dirais pas que je n'étais pas heureuse avec elle, mais il y avait un manque dans ma vie qui m'empêchait d'avancer, et surtout d'aller vers les autres. Ne pas s'attacher pour ne pas avoir peur de perdre. Ma mère, elle avait une toute autre philosophie. Je l'acceptais bien sûr, elle avait le droit de refaire sa vie, de continuer. Elle était encore jeune et c'est ce qu'aurait voulu mon père. Pour autant le changement avait été drastique. Elle avait rencontré un homme, un scientifique qui s'était perdu en ville et s'était retrouvé dans la boutique de ma mère. En un instant, elle avait été conquise et tout s'était emballé en quelques semaines. Mariage, déménagement et bébé en moins d'une année.
Blossom Hills. Ils n'avaient rien trouvé de mieux que de partir dans cette petite ville, ou tout le monde connaissait tout le monde, où les gens apprenaient à se connaître et à se reconnaître. Partageant les derniers ragots sur la terrasse d'un café. Les rumeurs les plus folles se mirent à circuler sur cette famille un peu étrange mais elles finirent par se tarir pour en créer de nouvelles.



Il paraît que l'on ne rencontre le véritable amour qu'une seule fois dans sa vie. Quelque chose de si fort, de si beau que cela bouleverse une vie entière. J'ai perdu la raison dans ses bras, connu le paradis et sans doute la plus grande désillusion de ma vie. Notre rencontre a été sans doute la chose la plus banale qui soit et pourtant après quatre ans à Blossom Hills je n'avais jamais fait attention à lui. Sans doute que son look et son attitude un peu bad boy avait fait que je ne l'estimais pas à sa juste valeur. Jules Cartwright. Il avait ce petit quelque chose dans le regard qui savait vous captiver, cette lueur qui faisait pétiller ses yeux, ce petit sourire en coin qui voulait tant dire quand on le connaissait bien. C'était son petit frère qui m'avait fait venir pour la première fois chez eux. Nous étions dans la même classe et un dossier en petit groupe était à réaliser. Je me doutais que l'invitation n'était pas seulement dans un but purement scolaire et James avait tout pour plaire. Pour autant, à peine la porte passée, c'était lui qui avait été l'objet de mon intérêt et tout le reste avait semblé disparaître. Il s'était engagé à me séduire et si j'avais un temps tenté de masquer mes sentiments, il avait su conquérir mon cœur en peu de temps. J'étais totalement sous le charme de ce jeune homme. C'était passionnel. C'était fou. Mais c'était surtout sincère. Aujourd'hui encore, il m'était impossible d'oublier le regard qu'il posait sur moi et qui savait si bien me faire frissonner. Un an à peine après notre rencontre, nous étions fiancés. Je l'aimais tout simplement.


Il y a des choses que l'on ne pensait pas pouvoir se finir, des choses durables pour les siècles et les siècles à venir. C'était l'idéologie d'une jeune fille de dix-huit ans qui n'avait connu qu'une seule vraie relation, la relation que toute enfant avait un jour rêvé d'avoir : vivre l'amour avec un prince charmant qui aurait donné toute sa vie pour vous. Jules était ce qu'on pouvait rêver de mieux mais sa passion emportait tout sur son passage et cela avait fini par me mettre la pression. Je voulais prendre mon temps, tout en restant avec lui. Je ne voulais pas briser mon couple et encore moins briser son cœur et le mien. Il avait envie de s'engager dans l'armée et je ne soutenais entièrement dans son désir. C'était tellement louable d'offrir sa vie pour protéger les autres, cela lui ressemblait tellement. J'étais prête à attendre ses retours et le soutenir autant que possible. Cependant, il ne voulait pas partir sans que l'on ne soit marier. Dix-huit ans. C'était trop tôt, je ne pouvais pas assumer le rôle de petite femme de militaire au foyer et cela engageait à tellement de choses alors que j'habitais encore chez mes parents, que nous ne savions pas comment au quotidien nous allions nous entendre l'un avec l'autre. J'ai paniqué, tout cela me faisait tellement peur. Blossom Hills me paraissait trop petite, trop envahissante, trop étouffante. Les regards qui se posaient sur moi semblaient tous me juger. J'ai pris la fuite. J'ai expliqué à Jules que j'avais besoin de quitter la ville, de prendre l'air de m'engager dans quelque chose qui me ferait grandir. J'ai expliqué à Jules que je partais pour une expédition humanitaire, que je ne savais pas quand je reviendrais mais que je ne remettais pas en cause mes sentiments pour lui. Je ne l'ai prévenu que la veille du départ. Avec l'intention peut être de ne pas rentrer avant un an.


Un an. Il m'avait fallu un an pour souffler, quitter Blossom Hills avait été une vraie bouffée de fraîcheur. Voir et connaître autres choses, servir la communauté et voir les sourires sur le visage des enfants d'Afrique et d'Asie étaient la chose la plus belle que je n'avais jamais connu. J'avais utilisé mes deux derniers mois pour faire le tour du monde et j'avais compris que même ce pauvre Cherry Tree avait fini par me manquer. Jules. Jules était aussi celui qui animait mon désir de revenir au plus vite. Il n'avait jamais quitté mes pensées mais je n'avais pas osé revenir plutôt, ce passage, cette coupure me paraissait essentielle pour pouvoir repartir sur de nouvelles bases. Je ne devais revenir que pour les grandes vacances, essayer de sauver mon couple puis m'installer à l'université où j'avais pris la décision de commencer à étudier la médecine. Il m'avait fallu deux ou trois jours pour que je me lance à aller sonner chez lui. J'étais tombé sur sa mère, son regard désapprobateur m'avait cloué sur place et avant que je ne dise quoique ce soit elle m'avait expliqué la nouvelle vie de son fils. Il était partie pour une université, il y avait rencontré quelqu'un et il vivait le parfait amour avec elle. J'avais été un poids pour lui pendant toute cette longue année et je n'avais aujourd'hui qu'à me taire et passer mon chemin. Elle m'avait claqué la porte au nez et je n'avais pas tarder à quitter à nouveau la ville, m'installant chez une amie qui allait être ma colocataire pour les prochains mois d'université.


Un peu plus de cinq années étaient passées depuis que j'avais quitté Blossom Hills. Je ne revenais que pour les fêtes de fin d'année voir ma famille. L'entente était agréable, mais j'avais pris tellement de distance avec elle qu'il y avait toujours une barrière entre eux et moi. Seul mes demi-frères réussissaient à accaparer mon attention. Ils entraient dans une période difficile qu'on appelait l'adolescence et j'avais eu envie de m'investir plus auprès d'eux, alors que ma mère semblait au bord du gouffre avec les deux jeunes garçons. Je retrouvais l'endroit avec plus ou moins d'appréhension. Nous habitions une petite ville, et dans toute petite ville qui se respectait, tout le monde connaissait tout le monde, et tout le monde savait tout sur tout le monde. L'histoire que j'avais eu avec Jules avait intéressé la petite communauté et tous se demandaient comment cela allait se passer avec la famille du prétendant déchu. J'avais trouvé une place à l'hôpital, de quoi finir mes études et le temps qu'il me restait je le mettais à contribution dans le cabinet médical de mon ancien beau-père. Il avait été extrêmement gentil avec moi, ne cherchant pas à me juger sur mes actions passées. J'ai travaillé durement pour pouvoir arriver où j'en suis aujourd'hui. J'ai renoué des liens avec James, le petit frère de Jules. Ce fût à son tour de me faire la cour, et il sut me charmer à forces de petites attentions, de sourires et de rire, tout en me laissant le temps d'avancer à mon rythme. Ma relation était totalement différente de celle que j'avais noué plusieurs années auparavant avec Jules. Il n'y avait pas de passion, de grand bouleversement de l'univers. C'était quelque chose de plus posé, de plus adulte. C'était tout à fait plaisant, et je me laissais prendre avec plaisir au jeu de l'amour, me laissant porter par mon compagnon.
 
Je ne sais pas aujourd'hui comment je vis, comment je survis. J'avais tant de rêves, tant d'espoirs. Et tout était parti en fumée en quelques instants. James avait dit partir, partir pour quelque chose qui était essentiel à mes yeux : il fallait qu'il explique à son frère que l'on allait s'installer ensemble, qu'on avait des proches et que nous allions avoir un enfant, c'est en tout cas ce que nous pensions à ce moment-là. Ils avaient eu un accident de voiture, mortel pour James qui conduisait et il en avait fallu de peau pour Jules. J'avais suivis la convalescence de Jules, il n'y était pour rien dans la disparition de son frère même si sa mère pensait le contraire. Je m'étais éloignée quand il avait repris connaissance, son père voulant le préserver au maximum. Et j'avais du petit à petit m'écarter du jeu, devant faire mon deuil toute seule. Ma belle-mère ne supportait plus ma vue, l'annonce de ma grossesse n'avait été le résultat qu'un faux positif, je n'étais pas capable de porter un enfant, de porter l'enfant de James, il était perdu à jamais. Quant à leur père, il ne fallait pas que Jules soit au courant pour son frère et moi. Le préserver du sentiment de culpabilité qui l'envahissait depuis le terrible événement et ne pas provoquer une réaction trop violente à cette annonce. J'étais perdue ...